2023 - 3è Prix - Au large de la mer Baltique
3e Prix ex-aequo - Madeleine GUERIN - HK1 (Lycée Louis-le-Grand)
Au large de la Mer Baltique
Au large de la Mer Baltique émergeait de l’eau noire une petite île,
habitée par une communauté de pêcheurs. Là-bas, la pêche se
transmettait de mère en fille, de père en fils, de chien en chiot, et de
poisson en poisson : quand les parents thons se faisaient pêcher, voilà
qu’au bout de quelques mois, c’était au tour des enfants thons. Tous
les repas se composaient uniquement de poisson : soupe de poisson,
saumon fumé, espadon grillé, cabillaud en filet, et, grande innovation
les jours de fête : poisson pané. Et si vous n’aimiez pas le poisson,
vous étiez inutile, néfaste, voire l’on se questionnait sur votre
humanité. Durant des années, rien n’avait troublé ce petit village coupé
du monde.
Seulement, depuis quelques mois, il était en proie à la
plus effroyable terreur : un monstre marin rôdait, ici, non loin de la
côte ! Oui, on avait vu une ombre terrible lors de la pêche matinale !
Des enfants qui jouaient disaient avoir aperçu une masse crever la
surface de l’eau ! Un aileron gigantesque ! disaient les uns, une gueule
aussi grande qu’un chalutier ! disaient les autres. On le voyait
partout autour de l’île, durant des semaines ! Il nous cerne, grognait
la vieille. Comme ces requins qui rôdent autour des bancs de sardines
avant de se jeter dessus… Raconte pas de malheurs, riaient nerveusement
les pêcheurs à l’auberge. C’est peut-être qu’un gros hareng…
Un jour
que l’eau était aussi plate qu’une sole, que le vent se faisait aussi
lent qu’une méduse, et que le soleil brillait autant que les écailles
d’un poisson-chirurgien, Joël voguait seul à bord de sa barque, comme à
son habitude. Il était le plus doué des navigateurs et repérait même la
nuit les meilleurs endroits pour plonger son filet et ramener les plus
gros Saint-Pierre. Chaque année, il gagnait le concours de la plus belle
pêche. Mais personne ne lui en voulait, car il ne se vantait jamais,
désireux de se montrer discret, affable et chaleureux. Il offrait
volontiers ses poissons aux enfants. S’il n’avait pas refusé, on
l’aurait élu maire.
Seulement, ce jour-là, il ne revint pas. On
attendit toute la journée, en vain. Le soir, sur la digue, ses yeux
fixés sur l’horizon et ses mains resserrées sur son col pour se protéger
du froid, la vieille marmonna : « C’est lui...Il l’a pris...Notre bon
Joël...dévoré... » Les pêcheurs se tournèrent vers elle, apeurés, tandis
que des volutes de fumée s’échappaient de leurs larges bouches.
La
nuit, à la lueur de lanternes à l’huile de baleine, ce fut le conseil de
guerre à l’auberge, autour de pintes de bière dorées et mousseuses.
« C’est lui, c’est lui qui a tué Joël, pleuraient les uns.
- Mais non, il s’est seulement perdu ! criaient les autres. - Joël ne se perd pas, Joël a du flair ! » Avait du flair ?
«
Silence, vociféra la vieille. Joël est le meilleur marin d’entre-nous…
Seule une chose d’un autre monde a pu l’emporter… Ces choses-là, que me
décrivaient nos grands-pères, des monstres si énormes qu’un seul de leur
mouvement provoque des raz-de-marée… » Quand la vieille parlait, tout
le monde se taisait. Car quand la vieille parlait, c’était les principes
ancestraux qui étaient prononcés. « Des vaillants guerriers les avaient
chassés, mais ils finissent toujours par revenir des ténèbres… Même les
Dieux n’y peuvent rien... » L’effroi se saisit de l’assistance. Les
flammes des lanternes tremblotaient dans les courants d’air et des
gouttes s’écrasaient au sol depuis des poissons qui séchaient comme des
pendus.
« On va pas se laisser faire ! rugit soudain le plus costaud d’entre eux. Tuons le monstre !
- Enfin, tu es fou ! Cette chose nous massacrera tous !
- Elle le fera si on ne fait rien ! répliqua-t-il. Vengeons Joël ! » - Mais tu veux notre mort ! »
On débattit ainsi toute la nuit. Au petit matin, après plusieurs votes féroces, la décision fut prise : le monstre devait périr.
Le
village prépara la guerre : on réunit tout ce qui pouvait servir
d’armes sur la place et on les distribua aux pêcheurs : des harpons, des
lances, des couteaux, des appâts, et même un fusil. Puis on embarqua
avec fièvre. Chacun avait l’impression de grimper sur une coquille de
noix prête à se briser à tout instant face au mastodonte. Les bateaux
s’éparpillèrent autour de l’île et plus au large afin de le repérer. Ils
devaient se prévenir en soufflant dans une corne de brume.
Le premier jour, rien ne creva les vagues.
Mais
le deuxième jour, à l’est de l’île, la corne de brume résonna. La queue
du monstre avait fendu l’air pour claquer violemment la surface de
l’eau ! Alors on se précipita vers lui dans des hurlements de rage. Si
l’un avait peur, il était vite ragaillardi par les cris des autres. Une
véritable vague de folie s’empara des équipages, et ils poursuivirent le
monstre sans relâche pendant cinq jours. Le monstre les fuyait sans
cesse, ce qui d’abord les étonna : pourquoi ne les attaquait-il pas ?
Mais ils n’eurent plus le temps de se poser de question, ils préféraient
le frapper de leurs lames en vociférant des menaces.
Le sixième
jour, la bête était épuisée. Elle saignait abondamment et poussait des
cris de douleur, mais personne ne les entendait. Tous criaient victoire
devant sa faiblesse. Finalement, elle ne put faire un mouvement de plus,
blessée mortellement. Alors les pêcheurs plantèrent les harpons dans
ses flancs, et relièrent son corps aux embarcations par des bouts. Ils
la remorquèrent, sans qu’elle n’eût un mouvement de protestation. Ils la
tirèrent sur la plage en hurlant, complètement déments. Ils levèrent
les poings devant l’immense baleine - car oui, il s’agissait bien d’une
baleine qui s’était égarée - et vociférèrent le nom de Joël. La baleine,
échouée lamentablement sur le sable, mugissait plaintivement. Sa peau
rocailleuse se ternissait pour devenir aussi grisâtre qu’une épave. Son
œil noir fixait les hommes, rempli de terreur devant la mort à venir. Ou
peut-être, dans sa sagesse respectable de cétacé centenaire, avait-elle
peur pour ce village devenu fou.
« Ouvrons-le, ouvrons son
ventre, il faut récupérer le corps de Joël ! » Alors on planta des
couteaux sur son flanc puis on l’entailla grossièrement. Du liquide
visqueux suinta de son estomac, mêlé à des flots de sang. On plissa le
nez en grognant de dégoût, puis on retint son souffle. Mais quand le
découpage fut fini, on poussa des cris ahuris. Dans le ventre de la
bête, pas de Joël. Seulement le néant.
Car non, Joël n’était pas
mort. Bien vivant, il ramait de toutes ses forces depuis six jours pour
atteindre le continent. Il avait profité de l’agitation générale pour
échapper à l’île, et emporter dans la vague un secret que jamais il
n’aurait osé avouer : Joël détestait le poisson.